lundi, janvier 31, 2005

Vive le peuple irakien !

Bien que Dominique de Villepin ne nous ait pas encore donné son avis sur les élections en Irak, je vais risquer le mien : je suis heureux ! Heureux que, dans leur majorité, les Irakiens aient eu le courage d'affronter Zarkaoui et ses tueurs qui hurlent leur haine de la démocratie, heureux que Georges Bush ait tenu bon sur la date des élections parce que tout report aurait été considéré comme une victoire par les terroristes (qu'on m'excuse si je ne dis pas "résistants") et donc les aurait renforcé, heureux qu'il y ait enfin une bonne nouvelle sur cette terre d'Irak gorgée du sang de tant d'innocents.

Je fais partie des rares français qui ont publiquement soutenu l'intervention anglo-américaine en Irak. J'accepte l'idée américaine selon laquelle "depuis le 11 septembre 2001, les problèmes du monde arabe sont devenus nos problèmes". Et les problèmes du monde arabe s'appellent despotisme, corruption, absence de libertés publiques, oppression des femmes. Je regrette profondément que l'intervention ait été faite au nom de la recherche d'armes de destruction massive (ADM) qui n'ont jamais été trouvées. Il n'est pas de question plus sérieuse que celle des ADM dans le monde qui vient et, en conséquence, c'est rendre un mauvais service à l'opinion publique internationale que de la galvauder. Celles et ceux qui n'en sont pas convaincus devraient lire "Politique du chaos" de Thérèse Delpech (Seuil, 2002), l'un des meilleurs "état du monde" publiés depuis le 11 septembre.

Dans une interview à Vanity Fair (9 mai 2003), Paul Wolfowitz avait expliqué que les ADM n'avaient été mises en avant que parce que ce sujet faisait l'unanimité dans l'administration américaine. Il ne disait nullement, comme certains ont voulu le croire, que cette histoire d'ADM était un vaste pipo. Tout le monde à l'époque dans les services secrets occidentaux était convaincu que Saddam avait des projets plus ou moins avancés dans le domaine des ADM. P.W. expliquait que les E.U. devaient quitter l'Arabie saoudite et que la nécessaire présence américaine au Moyen-Orient poussait à occuper son "ventre mou", l'Irak de Saddam, une des pires dictatures que la terre ait jamais porté, responsable de la longue et meurtrière guerre avec l'Iran puis de l'invasion du Koweït, de la répression sanglante, enfin, des chiites et des kurdes.

Malgré les médias français, qui voyaient les forces américaines enlisées en Irak après 24 heures de guerre, la campagne proprement militaire n'a duré que trois semaines et le régime baasiste s'est facilement effondré. D'emblée pourtant, la stratégie américaine d'après-guerre est devenue trouble : pourquoi laisser faire les pillages à Bagdad alors qu'ils auraient pu facilement être évités ? Pourquoi surtout dissoudre l'armée irakienne au risque d'être dans l'impossibilité de contrôler les frontières et de se faire les ennemis de centaines de milliers de familles. Certains soutiennent encore aujourd'hui qu'il n'était pas possible de se débarrasser seulement de quelques généraux compromis car toute l'armée devait être désaddamisée et débaasisée. Seul l'avenir tranchera. Ce qui est certain, contrairement à ce que croient beaucoup de médias européens, c'est que les néo-conservateurs étaient désolés de la manière dont Donald Rumsfeld et le Pentagone géraient l'après-guerre. Cela n'a pas empêché les meilleurs observateurs français (cf Alain Frachon et Daniel Vernet, L'Amérique messianique, Seuil 2004) de tirer un trait d'égalité entre néo-cons et Rumsfeld. Passons...

Je ne suis pas parano mais un petit peu quand même. Les médias français sont tellement aveuglés, il n'y pas d'autre mot, par leurs préjugés qu'ils avaient tous parié (espéré ?) que ces élections seraient un immense fiasco. Plus gênant, on a l'impression que chaque attentat leur fait plaisir et que leur souhait le plus cher est de voir triompher les fanatiques de la terreur. Est-ce de la haîne de soi ? De la bêtise ? Je ne parviens pas à savoir mais je suis sûr d'une chose : je n'ai plus confiance dans ce que raconte la presse française car elle est incapable de faire la différence entre ce qu'elle souhaite voir et ce qu'elle voit, bref elle prend ses désirs pour des réalités, le plus grand des péchés pour un journaliste. Nous sommes quelques uns à avoir ce sentiment très désagréable qu'une novlangue bien française, bien unanime, bien impoyable rend compte sans partage des évènements.

Cette situation est liée au fait suivant : entre la politique américaine (brutale, inefficace, stupide, impérialiste) et la ligne terroriste (née du désespoir mais condamnable), il y aurait la ligne juste, celle de la France. Quelle est donc cette ligne ? Menacer les Etats-Unis du droit de véto à l'ONU et maintenir à tout prix le statu quo dans la région ! Il y a une pensée de Pascal qui dit à peu près ceci : la force sans la justice c'est l'arbitraire, la justice sans la force, c'est l'impuissance. Dans le meilleur des cas, la politique française, c'est l'impuissance. Il nous reste le pouvoir de nuisance contre l'allié américain, domaine dans lequel nous avons véritablement fait le maximum.

Mais j'en reviens à l'Irak. Déjà on évoque la faiblesse du vote sunnite, les divisions entre chiites laïques et religieux, la volonté d'indépendance des Kurdes, le spectre de la guerre civile. Et, malheureusement, cela est bien possible. Comme il est bien possible que la démocratie ne s'exporte pas au Moyen-Orient par les armes. En attendant, du fond de mon douillet confort occidental, je lève mon verre au peuple irakien, aux hommes et aux femmes d'Irak !

Paul Ink le 31 janvier 2005

dimanche, janvier 30, 2005

Sur la crise des sociétés européennes (3)

Il y a dix ans, en 1995, la France découvre qu’un jeune issu de l’immigration, né en Algérie mais vivant à Vaulx-en-Velin depuis son enfance, a dirigé une cellule terroriste liée au GIA algérien et commis une série d’attentats qui ont ensanglanté le pays. En particulier une bombe explose dans le RER à la station Saint-Michel et fait 8 morts le 25 juillet. Khaled Kelkal est tué, pratiquement sous les caméras de la télévision, deux mois plus tard le 29 septembre dans les environs de Lyon . Il a 24 ans.

A l’époque, c’est la stupeur et l’inquiétude. Le Monde publie un article dans lequel est développée l’idée suivante : ce que nous redoutions tant a fini par arriver : la jonction entre des jeunes issus de l’immigration et le terrorisme. Quelques jours plus tard le journal publie un long entretien de Khaled Kelkal avec un sociologue allemand Dietmar Loch qui l’avait interviewé 3 ans avant ces évènements en 1992 dans le cadre d’une étude sur l’intégration des étrangers en France.

Finalement les craintes du Monde vont s’avérer infondées : la France ne va pas basculer dans le racisme anti-arabe comme le journal le craignait. Preuve d’ailleurs que ce supposé racisme est bien moins partagé que ne le croit.le journal. C’est pourtant lui qui justifie, aux yeux du quotidien vespéral, l’euphémisation systématique de tout ce qui pourrait rendre l’immigration issue du Maghreb moins aimable qu’elle ne doit être. Il s’agit tout à la fois d’affirmer qu’elle est numériquement peu importante et qu’elle subit vexations et discriminations de toutes sortes, bref que l’on a affaire et uniquement affaire à des victimes. Après l’affaire Kelkal une telle posture devient beaucoup plus difficile. Le basculement de Khaled Kelkal dans le terrorisme marque la limite tout à la fois du déni de réalité (l’immigration arabo-musulmane ne pose pas de problèmes à la société française) et de la sociologie compassionnelle (c’est parce qu’ils sont victimes de discriminations et de racisme que les « jeunes » basculent dans la délinquance hier, dans le terrorisme aujourd’hui). Dans le même temps, elle fait apparaître aux yeux de certains jeunes beurs un nouveau type de héros qui meurt les armes à la main non comme un braqueur minable mais comme un glorieux combattant. Bref, si les évènements de 1995 sont importants, c’est parce qu’ils marquent une limite : c’en est désormais fini de l’irénisme, une autre histoire commence.

Après de sérieuses études primaires et secondaires, Kelkal qui fréquente un bon lycée commence à commettre des vols (recel de voitures volées, vols à la voiture bélier) et se retrouve en prison. Pourquoi est-il devenu délinquant ? Immense question ! Est-ce pour faire comme son frère aîné Nouredine ? Est-ce, comme il le dit, parce qu’il souffre de discrimination dans sa classe ? Est-ce parce que dans les cités la délinquance est devenue pour les jeunes maghrébins un « conformisme déviant »? On n’a en tout cas que deux possibilités : soit insister sur la banalité de l’itinéraire de Kelkal jusqu’à ce qu’il devienne un islamiste radical mais il faut alors accepter cette idée, politiquement très incorrecte, que la délinquance fait partie de l’itinéraire habituel de nombreux jeunes de cités soit s’interroger sur ce qu’une certaine délinquance signifie non pas seulement comme manière illégale de gagner sa vie mais comme violence et haine de la société et comment cette délinquance peut tisser des liens avec la haine anti-occidentale qui est au cœur de l’intégrisme islamique et faire le lit du terrorisme.

Quoi qu’il en soit, il arrive à Kelkal ce qui va arriver à certains délinquants arabes, français ou pas : en prison : il va rencontrer l’islam. Et l’on tombe sur le deuxième tabou. Le premier, c’était la surdélinquance des jeunes issus de l’immigration, le second c(est le fait que les prisons françaises sont, à partir du début des années 90, largement devenues ethniques et que les djihadistes y font un travail systématique de recrutement auprès des jeunes délinquants. Une situation qui en dix ans a peu changé : d’après le livre de Roland Jacquard et Atmane Tazaghart, « Ben Laden, la destruction programmée de l’Occident » (éditions Jean Picollec, 2005), le principal danger de la nébuleuse al Qaïda en France se trouve dans les prisons.

Dix ans après l’affaire Kelkal, l’opinion publique a appris à vivre avec ce fait étrange : la société française produit des terroristes, nés et élevés en France, et prêts à mourir pour leurs idées. Elles se caractérisent en particulier par une haine farouche de la société occidentale et de ses valeurs. Chaque jour ou presque, apporte son lot d’informations. Aujourd’hui par exemple (samedi 29 janvier 2005), on apprend le démantèlement par la DST d’un réseau de jeunes combattants habitant le XIX° arrondissement à Paris et qui vont combattre les Américains en Irak. Certains sont morts là bas. Ceux qui reviendront auront participé à des actes d’une effrayante cruauté et recommenceront à vivre parmi des européens pacifistes et conciliants tandis que leur cœur débordera de haine.

Paul Ink le 30 janvier 2005

L'islamisme est-il un nouveau totalitarisme ?

J’ai lu le livre de Paul Berman, "Les habits neufs de la terreur", et décidément l’idée que le « totalitarisme islamique » a quelque chose à voir ou relève, même en partie, d’une logique qui est celle des totalitarismes du XX° siècle me semble fausse. Simplement, je ne parviens pas à savoir si cette fausseté a des conséquences politiques néfastes. On pourrait, après tout se dire que l’essentiel est de comprendre que le terrorisme islamique nous a déclaré une guerre à mort à nous occidentaux, chrétiens, juifs, incroyants, qu’il est une « menace stratégique » ce que ni Emmanuel Todd qui parle d’Al Qaïda comme de d’une bande de fous géniaux ni Julliard n’acceptent de penser. S’ils acceptaient cette idée fondamentale, ils liraient les évènements avec d’autres lunettes.

Je n’ai pas encore lu le papier de Stéphane Courtois dans "Irak an I, un autre regard sur un monde en guerre", mais je sais qu’il défend lui aussi cette thèse. Je vais donc commencer par expliquer pourquoi elle ne me parait pas autre chose qu’une métaphore très vague et qui loupe plusieurs des caractéristiques essentielles de l’islamisme.

La première, et c’est bien la première par son importance, celle qui au final pèse le plus lourd a tout simplement à voir avec le temps des hommes c'est-à-dire avec l’histoire. Le nazisme et le stalinisme sont des idéologies récentes et, on peut se contenter de remonter aux Lumières sans que l’essentiel échappe véritablement à la compréhension. Pour simplifier, on peut dire que le marxisme et donc, au moins dans sa littérature de propagande, le stalinisme se reconnaît dans l’exacerbation des Lumières raison pour laquelle, la période soviétique des années trente a été désignée par un mot, lui-même directement issu de la Révolution Française : la Terreur. Le nazisme est une idéologie complexe et ses sources sont multiples. Je voudrais me contenter de remarquer que ce mouvement est largement lié à une haine farouche des mêmes Lumières comme le montre, me semble-t-il de manière convaincante Zeev Sternhell pour la « droite révolutionnaire » en général. Si les fascinations réciproques entre les deux régimes n’ont pas manqué, les nazis admirant la brutalité farouche et sans états d’âme de la dictature bolchevik, et les staliniens la capacité du mouvement (bewegung) nazi à mobiliser la technique pour ses entreprises de guerre et de conquête, l’un se voulait l’héritier des Lumières, l’autre celui de la réaction violente à l’Aufklärung. Dans les deux cas, on est sur une période de 200 ans environ.

Examinons maintenant le fondamentalisme islamique. On peut bien entendu soutenir qu’il est né d’une réaction au monde moderne et en particulier au colonialisme européen. Mais, contrairement au panarabisme, il s’est d’emblée situé dans un refus absolu de toute cohabitation avec l’idéologie moderne. D’où sa montée en puissance après 1967 et la défaite face à Israël des armées arabes sous la conduite de Nasser. Cela étant, il faut bien revenir à la source de l’inspiration islamiste et djihadiste et cette source est un livre vieux de 13 siècles. Ce n’est pas une idéologie moderne, que ce soit l’exaspération « russe » du blanquisme léniniste ou l’étrange bric à brac du nazisme, ce patchwork d’obsession de la race aryenne et de « compétition » avec les Juifs pour l’ « élection » (Hannah Arendt), de culte de la technique, de polythéisme barbare et anti-chrétien etc.

On peut toujours soutenir que nazisme et communisme ont été des « religions séculières » porteuses d’une eschatologie terrestre, on peut insister sur le fait que, chacune à leur manière, elles étaient farouchement antichrétiennes. Mais leurs racines ne plongent pas profondément dans ce qui fait l’essentiel de la vie des peuples, raison pour laquelle il a été possible de les vaincre assez vite à l’échelle historique. De ce point de vue, même le communisme constitue une parenthèse dans l’histoire. Douze ans d’un côté pour le Reich de mille ans (1933-45), 72 ans de l’autre (1917-89) pour le « socialisme réel ». Le régime communiste a duré six fois plus longtemps que le régime nazi et ils ont à eux deux rempli le XX° siècle.

Sans confondre, O grands Dieux, Islam et islamisme, je ne vois pas bien ce que l’on peut comprendre au second sans partir du premier même si l’on répète ad nauseam, au cas où il y aurait quelques doutes là-dessus, que l’Islam est une religion de grande tolérance. Certes on peut toujours soutenir que l’on ne comprendra jamais rien au marxisme et donc au stalinisme si l’on ne part pas des Grecs ou que le nazisme suppose que l’on replonge dans l’histoire des Dieux Germains mais c’est surtout un argument rhétorique. En revanche, rien de l’islamisme n’est compréhensible si l’on ne revient pas au monothéisme ombrageux né il y a treize siècles.

Il y a eu de longs débats sur le fait de savoir si l’Islam avait tranché la question théologico-politique et rendu à César ce qui est à César. En tout cas, il est indissociablement culture, politique et religion. Autre manière de dire que même si l’Islamisme radical est un mouvement minoritaire, la guerre qu’il mène à l’Occident peut durer très longtemps. Son projet fondamental est la renaissance du califat, aboli en 1924 par Atatürk, puis, à partir de la puissance reconstituée de la communauté des croyants, la domination de la terre.

On se pose aujourd’hui la question de savoir si Al Qaïda est un nouveau Komintern. La métaphore totalitaire a donc la peau dure. Le point commun ce sont ces cercles concentriques qui vont de la ré-islamisation au rigorisme puis à l’agitation religieuse et enfin au terrorisme djihadiste tout comme le communisme disposait en Europe d’associations regroupant des compagnons de route, des militants zélés et enfin un cercle étroit de chefs politiques. Pourtant, les groupes terroristes très décentralisés quasi-autonomes et « franchisés » Al Qaïda comme dit Olivier Roy ont peu à voir avec la hiérarchie hypercentralisée du Komintern et son état-major moscovite de la Révolution Mondiale.

Pour les staliniens, comme pour Fouché « la mort est un sommeil éternel ». Au contraire pour les islamikases, « la vie commence après la mort ». Deux conceptions aussi antinomiques de l’existence devraient avoir d’immenses conséquences. Les athées, précisément parce qu’ils ne croient pas aux arrière-mondes pourraient avoir un respect presque absolu pour le caractère unique et précieux de la vie, ce que ne démontre pas exactement la Kolima mais qui faisait dire cyniquement à Staline ; « l’homme, le capital le plus précieux ». Les pieux adeptes d’ »Allah, le clément, le miséricordieux » tuent avec une froide préméditation 100% de civils et sont prêts demain à utiliser n’importe quelle arme de destruction massive, chimique, biologique, nucléaire, pour leur entreprise nihiliste.

Cette dernière caractérisation fait de cet ennemi le plus farouche que l’Occident ait jamais eu à affronter. Certes ils n’ont pas d’autre projet politique que la destruction et le carnage mais ils sont habités si absolument par cette passion destructrice que TOUT peut arriver. On n’avait pas affaire avec les staliniens à des ennemis aussi redoutables. Ils avaient finalement quelque chose à perdre et c’était précisément la patrie du socialisme. Quant au nazisme, qui a perpétré le plus grand des crimes, il a pu être vaincu militairement car sa base restait nationale. Ce n’est nullement le cas de l’islamisme radical qui a essaimé sur toute la planète et constitue, comme dit Thérèse Delpech, « l’autre face de la mondialisation ».

Paul Ink

mercredi, janvier 19, 2005

Sur la crise des sociétés européennes (3)

Sur la crise des sociétés européennes (3)

Il y a dix ans, en 1995, la France découvre qu’un jeune issu de l’immigration, né en Algérie mais vivant à Vaulx-en-Velin depuis son enfance, a dirigé une cellule terroriste liée au GIA algérien et commis une série d’attentats qui ont ensanglanté le pays en particulier une bombe qui explose dans le RER à la station saint-michel et fait 8 morts le 25 juillet. Il est tué, pratiquement sous les caméras de la télévision deux mois plus tard le 29 septembre. Il a 24 ans.

A l’époque, c’est la stupeur et l’inquiétude. Le Monde publie un article dans lequel est développée l’idée suivante : ce que nous redoutions tant a fini par arriver : la jonction entre des jeunes issus de l’immigration et le terrorisme. Quelques jours plus tard le journal publie un long entretien de Khaled Kelkal avec un sociologue allemand Dietmar Loch qui l’avait interviewé 3 ans avant ces évènements en 1992 dans le cadre d’une étude sur l’intégration des étrangers en France.

On veut d’abord faire de Khaled Kelkal un « jeune » comme un autre ce qui présente l’inconvénient de supposer que tous les « jeunes » finissent par basculer, comme on dit, dans la délinquance. En effet, après de bonnes études primaires et secondaires, Kelkal qui fréquente un excellent lycée commence à commettre des vols (recel de voitures volées, vols à la voiture bélier) et se retrouve en prison. Pourquoi est-il devenu délinquant ? Immense question ! Est-ce pour faire comme son frère aîné Nouredine ? Est-ce parce qu’il souffre de discrimination dans sa classe ? Est-ce parce que dans les cités la délinquance est devenu un « conformisme déviant » comme disent les sociologues ? On n’a en tout cas que deux possibilités : soit insister sur la banalité de l’itinéraire de Kelkal jusqu’à ce qu’il devienne un islamiste radical mais, encore une fois dans ce cas, il faut accepter cette idée, politiquement très incorrecte, que la délinquance fait partie de l’itinéraire habituel de nombreux jeunes issus de l’immigration soit s’interroger sur ce qu’une certaine délinquance a de particulier dans ce qu’elle signifie non de manière illégale de gagner sa vie mais de violence et de haine de la société et comment cette délinquance peut facilement tisser des liens avec la haine anti-occidentale qui est au cœur de l’intégrisme islamique.

Quoi qu’il en soit, il arrive à Kelkal ce qui va arriver à de nombreux délinquants arabes en prison : il va rencontrer l’Islam. Et l’on tombe sur le deuxième tabou. Le premier, c’était le refus de reconnaître la surdélinquance des jeunes issus de l’immigration.

Paul Ink

dimanche, janvier 16, 2005

Le temps qui passe

Si un bon film donne le sentiment du temps qui passe et donc celui de la transformation et parfois même de la métamorphose, alors "Tu marcheras sur l'eau" du réalisateur israélien Eytan Fox est un bon film. Les acteurs sont bons, la mise en scène efficace et le scénario excellent. L'histoire commence à Istambul où un agent du Mossad tue en lui injectant une substance toxique un responsable palestinien devant la femme et le tout jeune fils de ce dernier. De retour en Israël, le tueur, héros du film, est fêté. Il rentre chez lui et découvre sa femme morte. Elle lui a laissé une lettre dont on ne connaîtra le contenu que beaucoup plus tard mais il est clair qu'elle s'est suicidée.

C'est alors que son supérieur hiérarchique lui demande de bien vouloir jouer le rôle d'un accompagnateur pour un jeune allemand qui vient voir sa soeur. Elle vit dans un kibboutz et, à cause des risques liés aux attentats, s'inquiéte de la venue de son frère qui ne connait pas Israël. Or le grand-père de ces deux jeunes gens a été un dignitaire nazi qui a commis des crimes contre les Juifs pendant la guerre et on a des raisons de penser qu'il est toujours vivant et pourrait même réapparaitre en Allemagne à l'occasion des 60 ans de son fils. Et c'est ainsi que le héros rencontre le frère et la soeur et que commence une étrange histoire entre Eyal, cet israélien sombre macho et hétéro et Axel, cet allemand gai, doux et homo. Ils jouent en quelque sorte à fronts renversés. L'ambiguité sexuelle irrigue le récit pour culminer dans la scène où Eyal sanglote dans les bras d'Axel.

Le film parle de ce que sont devenus les Allemands et de l'histoire qu'ils ont à assumer, il donne à voir le gouffre qui peut séparer un grand-père de son petit-fils en quelques décennies, pas grand chose à l'échelle de l'histoire, il évoque la vie en Israël avec les attentats terroristes. Le temps qui passe c'est celui de l'histoire, la grande, le temps de ceux qui ont vécu la guerre, de ceux qui sont nés juste après, de ceux enfin qui ont aujourd'hui trente ou quarante ans. Et puis il y a un homme que le suicide de sa femme a changé et qui ne peut plus ni ne veut plus tuer. Et que la rencontre avec deux jeunes Allemands, un frère et une soeur, va transformer.

L'agent du Mossad a été choisi parce qu'il parle allemand, ses parents sont d'origine allemande. Et l'on songe à l'histoire cruelle des Juifs avec l'Allemagne. Les Juifs, après l'émancipation, sont devenus passionnément amoureux de l'Allemagne et de la culture allemande au point d'en devenir les meilleurs spécialistes. Beaucoup ont été de fervents nationalistes et, durant la première guerre mondiale, les Juifs allemands (tout comme les Israélites français) ont combattu pour leur pays. Jamais aucune passion amoureuse n'a été aussi horriblement récompensée que celle des Juifs pour l'Allemagne puisqu'elle se termine dans les camps de la mort. La fin du film qui voit un Juif et une Allemande vivre en Israël montre que l'histoire judéo-allemande continue comme elle montre que le Berlin d'aujourd'hui est bien loin de celui d'hier.

Paul Ink le 16 janvier 2005

samedi, janvier 15, 2005

Sur la crise des sociétés européennes (2)

J'aurais souhaité continuer à développer les raisons qui permettent d'expliquer autant que j'en suis capable la crise des sociétés européennes. Mais certaines discussions et échanges que j'ai eues après la publication du texte précédent m'obligent à revenir sur la question de l'immigration.

Je ne suis ni raciste ni même xénophobe (ces deux notions n'ont rien à voir mais sont volontiers confondues). Je ne demande pas l'expulsion des immigrés présents sur le sol français ni une modification du code de la nationalité. En revanche, il me semble que cette question doit pouvoir être sereinement débattue sans que ces accusations meurtrières : raciste ! xénophobe ! soient utilisées avec trop de légèreté. Pour fixer les choses, je cite un texte de Marcel Gauchet qui date de 1990 (cf La démocratie contre elle-même, Gallimard, 2002, p. 220) :

"La France est devenu un pays "multiculturel". Mais qui a décidé de ce changement ? Ce sont les besoins de l'économie qui avaient précipité l'importation de main-d'oeuvre dans les années soixante. Nécessité pratique, administrativement gérée. Et voici que ce fait dicté par la contrainte capitaliste devient le principe d'une transformation ressentie, à tort ou à raison, comme une transformation fondamentale de la société française -- présentée comme fondamentale par les hérauts de la mutation pluriculturelle. Transformation qui présente cette particularité intéressante d'avoir totalement échappé, de bout en bout, au débat et à la décision démocratique, soit au titre de l'impuissance de l'Etat devant une réalité plus forte que lui, en un temps où son impotence se fait par ailleurs cruellement sentir, soit au titre du choix imposé au pays par l'oligarchie économico-politique, en un temps où elle se met brusquement à apparaître comme un milieu solidaire. Fruit d'un complot ou résultat d'une incapacité, dans l'un et l'autre cas d'interprétation, l'image qui s'impose est celle d'une dépossession."

L'époque où les débats sur l'immigration se limitaient aux imprécations de l'extrême-droite et aux discours lénifiants des élites est révolu. L'immigration doit devenir une question politique normale. Elle doit cesser d'échapper à la décision démocratique et d'être vécue sur le mode de la dépossession pour reprendre les fortes expressions de Marcel Gauchet. La question cessera alors d'être : pour ou contre l'immigration ? mais : quelle immigration ? dans quelles conditions ? à quel rythme ? Bref plutôt qu'une immigration subie une immigration choisie.

De même il doit être possible de débattre des coûts et bénéfices des différents types d'immigration sans qu'il soit nécessaire d'accuser ceux qui veulent mener ce débat essentiel d'être des suppôts d'Adolphe Hitler. J'ai peut-être trop insisté sur les coûts en évoquant les question d'insécurité et de violence sociale. J'aborde bien volontiers les bénéfices : le premier porte incontestablement sur la natalité qui vient soutenir celle, bien défaillante, des européens de souche. Même si, à ma connaissance, on ne dispose pas de chiffres, la taille des fratries dans les familles issues de l'immigration est très supérieure à celle des familles autochtones. Cela a aussi des conséquences négatives car il est difficile à des familles souvent pauvres d'assurer correctement l'éducation d'un grand nombre d'enfants et encore plus difficile si la famille est monoparentale c'est à dire si la mère est seule à élever ses enfants, situation qui n'est pas infréquente. Par ailleurs, la diversité culturelle est une véritable richesse lorsqu'elle est vécue sur le mode du partage et non du repli sur soi et de la séparation : "United colors" pour paraphraser un slogan célèbre.

Or il me semble que ce qui caractérise très majoritairement l'Europe de l'après-deuxième guerre mondiale c'est l'acceptation de ce partage, c'est le pacifisme, le refus du racisme dont on a précisément vu où il menait et, à partir de la fin des années 50, le sentiment profond que la cause coloniale est indéfendable et que les peuples colonisés ont droit à leur indépendance et à leur liberté. Je n'écris pas cela par angélisme. Les peuples ont la fâcheuse habitude de ne devenir pacifiques qu'après s'être ruinés dans la guerre et les européens n'échappent pas à la règle. La description que donne d'eux Robert Kagan dans "La puissance et la faiblesse" (Plon, 2003) est très pertinente même si elle vise surtout à expliquer la manière dont les européens s'inscrivent désormais dans la vie internationale.

Mais, précisément, cette description me semble valide concernant la manière dont ils ont abordé les évolutions de leurs propres sociétés. En dehors de faibles minorités xénophobes et/ou racistes et qui, malgré une accumulation inquiétante de problèmes, le sont restées, la majorité des européens ont fait plutôt bon accueil à l'immigration, se sont mobilisés contre les violences y compris lorsqu'elles étaient policières, ont jugé légitime l'égalité des droits.
En revanche, tous ceux qui ont pu se protéger des conséquences négatives de l'immigration : violences y compris scolaires, insécurité, l'ont fait, accélérant la ghettoïsation de populations pauvres et peu éduquées. Mais peut-on faire le reproche à des parents d'avoir tenté de protéger leurs enfants de l'échec scolaire, du rackett et de la délinquance ? Il est frappant de constater que sur cette question de l'école, et donc de l'avenir de ses propres enfants, les parents font tout ce qu'ils peuvent pour protéger leur progéniture indépendamment de leurs engagements idéologiques.

Ce que les européens n'avaient pas mesuré, c'était la pauvreté et parfois la misère, la distance culturelle, la violence du déracinement, la tentation de la délinquance, le caractère criminogène des cités, le ghetto invisible des discriminations dans l'accès au logement et à l'emploi, les déchirement identitaires que provoquait l'immigration en particulier africaine qu'elle soit maghrébine ou sub-saharienne c'est à dire beur ou black. Ces problèmes sont réels et aucune politique, aussi intelligente et généreuse soit-elle, ne peut les faire disparaître, ils font corps avec la réalité. Il est possible de les atténuer mais cela suppose que le problème soit identifié, discuté, analysé. On s'y est largement refusé de peur d'alimenter le "racisme".

Cette situation s'est compliquée en France à partir de 1995 avec, pour la première fois à travers la figure emblématique de Khaled Kelkal, la naissance d'un lien entre délinquance et terrorisme. Je consacrerai un prochain texte à cette configuration qui s'est, depuis ces dix dernières années, durablement installée dans le paysage français et européen.

Paul Ink

dimanche, janvier 09, 2005

Sur la crise des sociétés européennes

Je voudrais tenter de formuler une question très générale sur les sociétés "modernes". Elles présentent en effet deux caractéristiques a priori contradictoires mais toujours liées : d'un côté, elles obéissent à des règles de droit, des élections démocratiques ont lieu, la liberté d'expression et la liberté religieuse sont respectées, l'égalité des hommes et des femmes y est sinon une réalité en tout cas une idée régulatrice, les minorités sexuelles ne sont pas opprimées, il règne une grande tolérance en matière de moeurs, l'antiracisme, le métissage, le cosmopolitisme sont promus par les élites et partagés par de larges secteurs de la population. De l'autre côté, les comportements incivils volontiers en bande (bruits, injures, menaces, crachats...), les déprédations, la délinquance et en particulier la violence aux personnes, la prostitution, la drogue, la mendicité agressive etc se sont fortement développés au point de constituer des "questions de société".

Dans un premier temps, durant les années 80 et 90, on a beaucoup discuté de la réalité de ces phénomènes : l'insécurité n'était-elle qu'un sentiment ? Et puis officiellement au colloque de Villepinte pour le Parti socialiste en octobre 1997, plus discrètement dans des organes de presse qui donnent le "la" axiologique comme "Le Monde" ou "Libération", on a cessé de nier l'ampleur du phénomène. Pour expliquer cette troublante divergence : de plus en plus de droits, de libertés, de démocratie et/mais de plus en plus de violences, de prédations et d'incivilités, on a mobilisé la "sociologie compassionnelle" : ce sont la misère, le racisme, les discriminations qui expliquent la montée de ces comportements.

On a une preuve du lien fort entre ces deux processus, l'approfondissement de la démocratie et la montée en puissance des comportements prédateurs, dans l'évolution récente des sociétés issues de l'ex-bloc soviétique. En quinze ans, elles ont changé plus que les sociétés occidentales en cinquante. Elle se sont massivement démocratisées et modernisées. Elles ont acquis beaucoup des caractéristiques des sociétés d'Europe de l'Ouest et rejoint, avec une extrème rapidité, le "main stream"qui prévaut ici depuis déjà plusieurs décennies. Mais, dans le même temps, elles ont vu apparaître des fléaux totalement inconnus ou presque des démocraties dites populaires : incivilités, délinquance, prostitution, drogue etc comme si cette "part maudite" de la modernité était inévitable.

Dans les régimes policicers de type soviétique, ceux qui prenaient le risque de se livrer à la délinquance de rue étaient véritablement des désespérés. Non seulement ils avaient toutes les chances de se faire arrêter par la police mais ils étaient ensuite livrés à une justice arbitraire qui les envoyait dans des prisons redoutables échappant à toute forme de contrôle. La prostitution était bien réelle mais elle était réservée à la Nomenklatura et, en conséquence, ne s'étalait pas au coeur des villes comme lorsqu'elle vise le plus grand nombre. Les toxicomanes existaient mais formaient des sociétés secrètes. Personne n'aurait eu l'idée saugrenue de commettre des déprédations pour le plaisir en prenant le risque de se voir dénoncé par un voisin.

Prenons un autre exemple tout aussi caricatural. Il y a eu, depuis le 11 septembre 2001, plusieurs affrontements armés entre les services de police saoudiens et des groupes terroristes mais il n'y a pas de délinquance de rue dans les grandes villes saoudiennes. La puissance des interdits collectifs adossés à la religion ainsi que l'application de la charia découragent assez logiquement les voleurs.

Bien entendu, il existe des pays où la violence sociale se situe à un niveau très élevé et qui ne constituent pas ou pas encore des sociétés modernes au sens où nous les avons définies. C'est le cas du Brésil, par exemple, où les affrontements entre certains groupes de trafiquants de cocaïne qui "tiennent" des bidonvilles et la police peut prendre la forme de véritables batailles rangées. Le niveau de violence et de délinquance dans de nombreuses villes du "tiers-monde", de Rio à Lagos, est très élevé. Mais précisément, ces pays traversent des phases accélérées de "modernisation", d'abandon des modes de vie traditionnels. Ils passent, pour reprendre la distinction classique de Louis Dumont, du modèle holiste au modèle individualiste.

Mais revenons à ce qui s'est passé dans les sociétés d'Europe de l'ouest depuis la fin de la seconde guerre mondiale. On assiste tout d'abord à l'approfondissement des valeurs démocratiques avec le droit de vote des femmes. Puis, pendant vingt cinq ans, après deux boucheries mondiales, les européens, au moins à l'ouest, reprennent le goût de vivre, de travailler et de faire des enfants. Ils inventent sans le savoir le monde "moderne", son confort, ses marchandises, ses consommateurs. Ce qui caractérise aussi ces sociétés, c'est qu'elles sont encore largement homogènes sur le plan ethnique et que le niveau de la délinquance y est très bas. Aujourd'hui, les sociétés européennes des années cinquante et soixante peuvent apparaître comme des sociétés heureuses. D'une certaine manière elles l'étaient mais ne le savaient pas. Elles vont pourtant subir un extraordinaire ébranlement qui va prendre en France la figure des évènements de mai 68.

Les "baby-boomers" ont 20 ans et trouvent la vie qui va ennuyeuse, très ennuyeuse. Mais aussi répressive, très répressive. Dans le travail règnent des rapports hiérarchiques d'un autre âge inspirés de l'armée, de l'Eglise, de l'usine. Idem dans les rapports entre hommes et femmes où l'autorité patriarcale est la norme exclusive. La révolution dans le domaine de la sexualité, on l'aperçoit mieux aujourd'hui, va bouleverser la famille, l'intimité, notre rapport à la jouissance. La contre-culture fait l'apologie de tout ce qui est interdit : la drogue, la vie marginale. Rien n'est plus critiqué et moqué alors que le conformisme dans tous les domaines de l'existence. Le vol est très valorisé : à l'époque, il est de bon ton de voler tout ou partie des livres qu'on lit ou, au moins, de le faire accroire. On aime aussi être "mal-élevé" car la politesse est la forme la plus détestable de l'hypocrisie bourgeoise. La langue tirée des Rolling Stones est le symbole parfait et, a priori, pas terriblement méchant, de ce refus des conventions. Les valeurs "libertaires" emportent tout sur leur passage : on va travailler autrement, baiser autrement, s'habiller autrement. Même les jeunes hiérarques du parti socialiste ont l'air de hippies, c'est dire ! Il faut vraiment être un réactionnaire dans les moelles ou être une victime de cet uniforme au travail pour continuer à porter le costume cravate.

On a trop souvent fait le procès de mai 68 et de ses valeurs pour que je continue ce tableau. D'autant que je ne veux pas faire une critique de cet esprit libertaire. Mais chercher à comprendre quelle conjoncture historique il a rencontré pour aboutir au monde que nous connaissons. Au moment où les sociétés européennes s'engagent dans cette aventure des libertés, des jouissances et des tolérances, le monde change sur plusieurs points capitaux. Le communisme est rongé par ses contradictions lui qui apparaît dictatorial, prude et intolérant. Bientôt le Parti communiste, véritable contre-société organisée pendant des décennies, cessera de jouer ce rôle. Dans le même temps, l'incroyance progresse tandis que la pratique religieuse se raréfie : l'Eglise, autre grand organisateur social, est en crise. Les flux migratoires viennent bouleverser la composition ethnique, culturelle, religieuse des sociétés européennes. La question est si sensible qu'il est longtemps impossible d'en parler. Elle est le monopole de l'extrême-droite. Elle échappe à toute délibération démocratique.

Il s'agit pourtant d'une immense révolution et d'un audacieux pari, celui de la société démocratique multi-ethnique. C'est un projet inédit dans l'histoire du monde. Ce n'est d'ailleurs pas un projet. L'europe blanche, riche et vieillissante est confrontée à la pression migratoire de peuples pauvres et jeunes qu'elle a souvent colonisés. Elle doit en outre se faire pardonner le racisme qui a dominé une partie de la pensée européenne jusqu'à la défaite du nazisme. Elle est à la fois tolérante et coupable.

La rencontre de la tolérance européenne et de l'immigration extra-européenne va transformer de fond en comble l'ambiance des sociétés occidentales. C'en est fini de la dolce vita. A travers l'immigration, et sous une forme qu'elle ne pouvait soupçonner, l'Europe va retrouver le bruit et la fureur du monde.

Et d'abord de la violence sociale. Même si le thème a été instrumentalisé par l'extrême-droite, il existe des liens étroits entre augmentation de la délinquance et augmentation de l'immigration. Je ne ferai pas ici la bibliographie des travaux scientifiques ou qui ne sont pas inspirés par une idéologie raciste ou xénophobe et qui établissent ce fait. Ce qui est intéressant c'est le sens que va prendre la tolérance des sociétés européennes pour des jeunes "en manque de repères" et d'identité. Au lieu de signifier ouverture à l'autre, acceptation des différences, refus de l'exclusion, elle va vouloir dire faiblesse, molesse, lâcheté. C'est ainsi que, contrairement à l'un des dogmes de la sociologie compassionnelle, l'explosion de la délinquance n'est pas à rechercher d'abord dans la misère ou la discrimination mais dans l'impunité dont bénéficient leurs auteurs.

Il serait trop long de décrire l'évolution des sociétés européennes devant la question des migrations, question à bien des égards cruciale, sauf à remarquer qu'elle s'est lourdement compliquée avec la montée en puissance du terrorisme d'inspiration jihadiste et des tensions directement politiques que la présence de très importantes communautés issues du monde arabo-musulman provoquent désormais dans certains pays européens comme la Hollande. Le retard accumulé pour résoudre les problèmes donne parfois le vertige. Dés l'école où les comportements violents s'installent comme la norme, les chances d'intégration sont ruinées. les classes moyennes fuient ces établissements renforçant l'effet ghetto. En conséquence même des politiques nécessaires de discrimination positive se heurtent au faible niveau d'employabilité de nombreux jeunes. Pour le dire d'un mot : rétablir les conditions matérielles de la transmission des connaissances ce qui ne va pas sans un minimum d'autorité des professeurs et de discipline et de travail des élèves est une vraie priorité. Intervenir plus tôt sur les comportements incivils et délinquants en est une autre.

Mais on voit bien pourtant que, quel que soit le poids des question d'immigration dans le développement des incivilités et des comportements délinquants et violents, ils n'expliquent pas grand chose du fond de la question : ils montrent plutôt combien les sociétés européennes, outre le fait d'être peu préparées à accueillir en masse des populations ayant des modes de vie, des valeurs et des comportements très différents des leurs, étaient déjà travaillées par le délitement des règles informelles du "vivre ensembles".

C'est à l'exploration de cette crise que je consacrerai la suite de ce texte.

Paul Ink le 10 janvier 2005

jeudi, janvier 06, 2005

Empire

"La Russie sans l'Ukraine cesse d'être un empire". Cette remarque de Zbigniew Brzezinski (Le Monde du 5 janvier 2005) résume admirablement les raisons pour lesquelles je pensais que l'affaire ukrainienne se terminerait mal lorsque je passais fin novembre 2004 une semaine à Kiev.

Ce que je n'avais pas compris, c'est qu'il ne restait déjà plus à la Russie pour protéger son empire que le truandage électoral. Et que ce piètre moyen de conserver le pouvoir avait atteint ses limites. Fini donc le temps où à Budapest en 56, à Prague en 68 ou même à Varsovie en 81, elle réglait par la force et avec les formes légales les plus minimales les crises qui secouaient son glacis. Ce temps est donc révolu. Et j'ai cru la Russie beaucoup plus forte qu'elle n'est. J'ai surestimé aussi ses capacités de chantage sur la partition du pays entre l'est industriel, russophone et orthodoxe et l'ouest occidentalophile et uniate, bref cette "frontière civilisationnelle" dont parlait avec tant d'intelligence Samuel Huntington dans "Le choc des civilisations".

On pourrait donc résumer les choses ainsi : dans l'affaire ukrainienne, au moins jusqu'à présent, c'est plutôt Fukuyama qui a gagné et Huntington qui a perdu.Toute cyrillique qu'elle soit, l'Ukraine ne veut plus que les urnes soient bourrées, que les décisions soient prises à Moscou et que la corruption étale trop impudiquement ses richesses mal acquises. Et l'on n'a pas nécessairement besoin d'être un occidental romain pour désirer puis exiger cela. Byzance aussi a droit à la démocratie politique ! Basculant dés lors dans un optimisme peut-être excessif, je me dis : serait-ce le début de la fin du "malheur russe" qui a tant à voir avec le despotisme et l'absence des libertés publiques ? On peut rêver !

Paul Ink le 6 janvier 2005

mardi, janvier 04, 2005

Une catastrophe pour l'humanité

Le tsunami qui a dévasté l'Asie du sud n'était inscrit sur aucun agenda. Il a semblé d'autant plus cruel qu'il s'est moqué de la fragile trêve que les hommes respectent plus ou moins entre Noël et le jour de l'An. Mais il présente surtout une caractéristique absolument singulière et qui en fait dés à présent un immense évènement : la première catastrophe naturelle de l'ère de la mondialisation.

Les plages de Thaïlande sont dévastées et c'est la Suède qui est en état de choc. Et avec elle, la France, l'Allemagne, la Grande-Bretagne et tant d'autres pays d'Europe. Certes, quantitativement, les quelques milliers de victimes occidentales ne peuvent se comparer aux dizaines de milliers de morts indonésiens, sri-lankais ou indiens. Et on peut aussi ajouter que les occidentaux étaient dans leur immense majorité des touristes qui, lorsqu'ils ont échappé à la mort, ont regagné leurs foyers tandis que les pêcheurs de Sumatra restent au milieux des gravats et des cadavres. Et tout cela est vrai. Mais n'efface pourtant pas le fait que chacun, sur cette terre, a pu se sentir concerné par cette catastrophe et son lot de malheur et de souffrance, qu'elle a touché les gens du Nord comme ceux du Sud, les riches comme les pauvres et que les hommes ont, pendant quelques jours, ressenti profondément qu'ils vivaient sur la même terre et que l'humanité était bien une.

Il faut imaginer qu'on tirera de vastes conséquences de ce qui vient d'arriver. Tout d'abord, et quelle que soit la bonne volonté des ONG, la communauté internationale doit construire un outil d'intervention humanitaire d'urgence qui soit à la hauteur de catastrophes de cette ampleur. C'est une tâche immense mais absolument nécessaire. De ce point de vue, la démarche provocatrice de MSF, faisant savoir à ses donateurs qu'elle n'avait plus besoin d'argent, est peut-être salutaire si elle signifie que la grenouille ne peut, dans l'improvisation, se faire aussi grosse que le boeuf. Ensuite, il n'est pas concevable que l'océan indien ne dispose pas, à terme, d'un système d'alerte comme celui qui, avec plus ou moins de succès, fonctionne dans le Pacifique. Et ce serait l'intérêt et la dignité des Européens de participer au financement d'un tel outil. Enfin, il va falloir se projeter dans l'avenir. Mais reconstruire à l'identique ? Qui pourrait sérieusement y songer ? Cela signifie qu'il y aura entre les populations ou certaines d'entre elles et les gouvernements des divergences profondes et qui devront, d'une manière ou d'une autre, être tranchées. Ce pourrait aussi être l'occasion de développer, Bernard Kouchner l'évoquait hier sur TF1, l'outil du micro-crédit et d'inventer de nouvelles façons de coopérer.

On me reprochera de dire cela dans le confort de ma vie parisienne mais il y a peut-être au coeur de ce drame terrible une immense leçon pour l'humanité, une leçon à l'échelle exacte des enjeux que nous devons affronter non plus seulement comme nation ou même comme civilisation mais comme espèce. Si l'idée d'un gouvernement mondial, comme l'ont noté de nombreux philosophes, pourrait aussi être celui du plus grand des despotismes, celle d'une gouvernance mondiale sur des questions comme l'environnement, les catastrophes naturelles voir la démographie pourrait finir par s'imposer. Et le séïsme du 26 décembre 2004 marquerait alors le moment où la molle utopie sera devenue ardente obligation.

Paul Ink