dimanche, janvier 09, 2005

Sur la crise des sociétés européennes

Je voudrais tenter de formuler une question très générale sur les sociétés "modernes". Elles présentent en effet deux caractéristiques a priori contradictoires mais toujours liées : d'un côté, elles obéissent à des règles de droit, des élections démocratiques ont lieu, la liberté d'expression et la liberté religieuse sont respectées, l'égalité des hommes et des femmes y est sinon une réalité en tout cas une idée régulatrice, les minorités sexuelles ne sont pas opprimées, il règne une grande tolérance en matière de moeurs, l'antiracisme, le métissage, le cosmopolitisme sont promus par les élites et partagés par de larges secteurs de la population. De l'autre côté, les comportements incivils volontiers en bande (bruits, injures, menaces, crachats...), les déprédations, la délinquance et en particulier la violence aux personnes, la prostitution, la drogue, la mendicité agressive etc se sont fortement développés au point de constituer des "questions de société".

Dans un premier temps, durant les années 80 et 90, on a beaucoup discuté de la réalité de ces phénomènes : l'insécurité n'était-elle qu'un sentiment ? Et puis officiellement au colloque de Villepinte pour le Parti socialiste en octobre 1997, plus discrètement dans des organes de presse qui donnent le "la" axiologique comme "Le Monde" ou "Libération", on a cessé de nier l'ampleur du phénomène. Pour expliquer cette troublante divergence : de plus en plus de droits, de libertés, de démocratie et/mais de plus en plus de violences, de prédations et d'incivilités, on a mobilisé la "sociologie compassionnelle" : ce sont la misère, le racisme, les discriminations qui expliquent la montée de ces comportements.

On a une preuve du lien fort entre ces deux processus, l'approfondissement de la démocratie et la montée en puissance des comportements prédateurs, dans l'évolution récente des sociétés issues de l'ex-bloc soviétique. En quinze ans, elles ont changé plus que les sociétés occidentales en cinquante. Elle se sont massivement démocratisées et modernisées. Elles ont acquis beaucoup des caractéristiques des sociétés d'Europe de l'Ouest et rejoint, avec une extrème rapidité, le "main stream"qui prévaut ici depuis déjà plusieurs décennies. Mais, dans le même temps, elles ont vu apparaître des fléaux totalement inconnus ou presque des démocraties dites populaires : incivilités, délinquance, prostitution, drogue etc comme si cette "part maudite" de la modernité était inévitable.

Dans les régimes policicers de type soviétique, ceux qui prenaient le risque de se livrer à la délinquance de rue étaient véritablement des désespérés. Non seulement ils avaient toutes les chances de se faire arrêter par la police mais ils étaient ensuite livrés à une justice arbitraire qui les envoyait dans des prisons redoutables échappant à toute forme de contrôle. La prostitution était bien réelle mais elle était réservée à la Nomenklatura et, en conséquence, ne s'étalait pas au coeur des villes comme lorsqu'elle vise le plus grand nombre. Les toxicomanes existaient mais formaient des sociétés secrètes. Personne n'aurait eu l'idée saugrenue de commettre des déprédations pour le plaisir en prenant le risque de se voir dénoncé par un voisin.

Prenons un autre exemple tout aussi caricatural. Il y a eu, depuis le 11 septembre 2001, plusieurs affrontements armés entre les services de police saoudiens et des groupes terroristes mais il n'y a pas de délinquance de rue dans les grandes villes saoudiennes. La puissance des interdits collectifs adossés à la religion ainsi que l'application de la charia découragent assez logiquement les voleurs.

Bien entendu, il existe des pays où la violence sociale se situe à un niveau très élevé et qui ne constituent pas ou pas encore des sociétés modernes au sens où nous les avons définies. C'est le cas du Brésil, par exemple, où les affrontements entre certains groupes de trafiquants de cocaïne qui "tiennent" des bidonvilles et la police peut prendre la forme de véritables batailles rangées. Le niveau de violence et de délinquance dans de nombreuses villes du "tiers-monde", de Rio à Lagos, est très élevé. Mais précisément, ces pays traversent des phases accélérées de "modernisation", d'abandon des modes de vie traditionnels. Ils passent, pour reprendre la distinction classique de Louis Dumont, du modèle holiste au modèle individualiste.

Mais revenons à ce qui s'est passé dans les sociétés d'Europe de l'ouest depuis la fin de la seconde guerre mondiale. On assiste tout d'abord à l'approfondissement des valeurs démocratiques avec le droit de vote des femmes. Puis, pendant vingt cinq ans, après deux boucheries mondiales, les européens, au moins à l'ouest, reprennent le goût de vivre, de travailler et de faire des enfants. Ils inventent sans le savoir le monde "moderne", son confort, ses marchandises, ses consommateurs. Ce qui caractérise aussi ces sociétés, c'est qu'elles sont encore largement homogènes sur le plan ethnique et que le niveau de la délinquance y est très bas. Aujourd'hui, les sociétés européennes des années cinquante et soixante peuvent apparaître comme des sociétés heureuses. D'une certaine manière elles l'étaient mais ne le savaient pas. Elles vont pourtant subir un extraordinaire ébranlement qui va prendre en France la figure des évènements de mai 68.

Les "baby-boomers" ont 20 ans et trouvent la vie qui va ennuyeuse, très ennuyeuse. Mais aussi répressive, très répressive. Dans le travail règnent des rapports hiérarchiques d'un autre âge inspirés de l'armée, de l'Eglise, de l'usine. Idem dans les rapports entre hommes et femmes où l'autorité patriarcale est la norme exclusive. La révolution dans le domaine de la sexualité, on l'aperçoit mieux aujourd'hui, va bouleverser la famille, l'intimité, notre rapport à la jouissance. La contre-culture fait l'apologie de tout ce qui est interdit : la drogue, la vie marginale. Rien n'est plus critiqué et moqué alors que le conformisme dans tous les domaines de l'existence. Le vol est très valorisé : à l'époque, il est de bon ton de voler tout ou partie des livres qu'on lit ou, au moins, de le faire accroire. On aime aussi être "mal-élevé" car la politesse est la forme la plus détestable de l'hypocrisie bourgeoise. La langue tirée des Rolling Stones est le symbole parfait et, a priori, pas terriblement méchant, de ce refus des conventions. Les valeurs "libertaires" emportent tout sur leur passage : on va travailler autrement, baiser autrement, s'habiller autrement. Même les jeunes hiérarques du parti socialiste ont l'air de hippies, c'est dire ! Il faut vraiment être un réactionnaire dans les moelles ou être une victime de cet uniforme au travail pour continuer à porter le costume cravate.

On a trop souvent fait le procès de mai 68 et de ses valeurs pour que je continue ce tableau. D'autant que je ne veux pas faire une critique de cet esprit libertaire. Mais chercher à comprendre quelle conjoncture historique il a rencontré pour aboutir au monde que nous connaissons. Au moment où les sociétés européennes s'engagent dans cette aventure des libertés, des jouissances et des tolérances, le monde change sur plusieurs points capitaux. Le communisme est rongé par ses contradictions lui qui apparaît dictatorial, prude et intolérant. Bientôt le Parti communiste, véritable contre-société organisée pendant des décennies, cessera de jouer ce rôle. Dans le même temps, l'incroyance progresse tandis que la pratique religieuse se raréfie : l'Eglise, autre grand organisateur social, est en crise. Les flux migratoires viennent bouleverser la composition ethnique, culturelle, religieuse des sociétés européennes. La question est si sensible qu'il est longtemps impossible d'en parler. Elle est le monopole de l'extrême-droite. Elle échappe à toute délibération démocratique.

Il s'agit pourtant d'une immense révolution et d'un audacieux pari, celui de la société démocratique multi-ethnique. C'est un projet inédit dans l'histoire du monde. Ce n'est d'ailleurs pas un projet. L'europe blanche, riche et vieillissante est confrontée à la pression migratoire de peuples pauvres et jeunes qu'elle a souvent colonisés. Elle doit en outre se faire pardonner le racisme qui a dominé une partie de la pensée européenne jusqu'à la défaite du nazisme. Elle est à la fois tolérante et coupable.

La rencontre de la tolérance européenne et de l'immigration extra-européenne va transformer de fond en comble l'ambiance des sociétés occidentales. C'en est fini de la dolce vita. A travers l'immigration, et sous une forme qu'elle ne pouvait soupçonner, l'Europe va retrouver le bruit et la fureur du monde.

Et d'abord de la violence sociale. Même si le thème a été instrumentalisé par l'extrême-droite, il existe des liens étroits entre augmentation de la délinquance et augmentation de l'immigration. Je ne ferai pas ici la bibliographie des travaux scientifiques ou qui ne sont pas inspirés par une idéologie raciste ou xénophobe et qui établissent ce fait. Ce qui est intéressant c'est le sens que va prendre la tolérance des sociétés européennes pour des jeunes "en manque de repères" et d'identité. Au lieu de signifier ouverture à l'autre, acceptation des différences, refus de l'exclusion, elle va vouloir dire faiblesse, molesse, lâcheté. C'est ainsi que, contrairement à l'un des dogmes de la sociologie compassionnelle, l'explosion de la délinquance n'est pas à rechercher d'abord dans la misère ou la discrimination mais dans l'impunité dont bénéficient leurs auteurs.

Il serait trop long de décrire l'évolution des sociétés européennes devant la question des migrations, question à bien des égards cruciale, sauf à remarquer qu'elle s'est lourdement compliquée avec la montée en puissance du terrorisme d'inspiration jihadiste et des tensions directement politiques que la présence de très importantes communautés issues du monde arabo-musulman provoquent désormais dans certains pays européens comme la Hollande. Le retard accumulé pour résoudre les problèmes donne parfois le vertige. Dés l'école où les comportements violents s'installent comme la norme, les chances d'intégration sont ruinées. les classes moyennes fuient ces établissements renforçant l'effet ghetto. En conséquence même des politiques nécessaires de discrimination positive se heurtent au faible niveau d'employabilité de nombreux jeunes. Pour le dire d'un mot : rétablir les conditions matérielles de la transmission des connaissances ce qui ne va pas sans un minimum d'autorité des professeurs et de discipline et de travail des élèves est une vraie priorité. Intervenir plus tôt sur les comportements incivils et délinquants en est une autre.

Mais on voit bien pourtant que, quel que soit le poids des question d'immigration dans le développement des incivilités et des comportements délinquants et violents, ils n'expliquent pas grand chose du fond de la question : ils montrent plutôt combien les sociétés européennes, outre le fait d'être peu préparées à accueillir en masse des populations ayant des modes de vie, des valeurs et des comportements très différents des leurs, étaient déjà travaillées par le délitement des règles informelles du "vivre ensembles".

C'est à l'exploration de cette crise que je consacrerai la suite de ce texte.

Paul Ink le 10 janvier 2005