samedi, janvier 15, 2005

Sur la crise des sociétés européennes (2)

J'aurais souhaité continuer à développer les raisons qui permettent d'expliquer autant que j'en suis capable la crise des sociétés européennes. Mais certaines discussions et échanges que j'ai eues après la publication du texte précédent m'obligent à revenir sur la question de l'immigration.

Je ne suis ni raciste ni même xénophobe (ces deux notions n'ont rien à voir mais sont volontiers confondues). Je ne demande pas l'expulsion des immigrés présents sur le sol français ni une modification du code de la nationalité. En revanche, il me semble que cette question doit pouvoir être sereinement débattue sans que ces accusations meurtrières : raciste ! xénophobe ! soient utilisées avec trop de légèreté. Pour fixer les choses, je cite un texte de Marcel Gauchet qui date de 1990 (cf La démocratie contre elle-même, Gallimard, 2002, p. 220) :

"La France est devenu un pays "multiculturel". Mais qui a décidé de ce changement ? Ce sont les besoins de l'économie qui avaient précipité l'importation de main-d'oeuvre dans les années soixante. Nécessité pratique, administrativement gérée. Et voici que ce fait dicté par la contrainte capitaliste devient le principe d'une transformation ressentie, à tort ou à raison, comme une transformation fondamentale de la société française -- présentée comme fondamentale par les hérauts de la mutation pluriculturelle. Transformation qui présente cette particularité intéressante d'avoir totalement échappé, de bout en bout, au débat et à la décision démocratique, soit au titre de l'impuissance de l'Etat devant une réalité plus forte que lui, en un temps où son impotence se fait par ailleurs cruellement sentir, soit au titre du choix imposé au pays par l'oligarchie économico-politique, en un temps où elle se met brusquement à apparaître comme un milieu solidaire. Fruit d'un complot ou résultat d'une incapacité, dans l'un et l'autre cas d'interprétation, l'image qui s'impose est celle d'une dépossession."

L'époque où les débats sur l'immigration se limitaient aux imprécations de l'extrême-droite et aux discours lénifiants des élites est révolu. L'immigration doit devenir une question politique normale. Elle doit cesser d'échapper à la décision démocratique et d'être vécue sur le mode de la dépossession pour reprendre les fortes expressions de Marcel Gauchet. La question cessera alors d'être : pour ou contre l'immigration ? mais : quelle immigration ? dans quelles conditions ? à quel rythme ? Bref plutôt qu'une immigration subie une immigration choisie.

De même il doit être possible de débattre des coûts et bénéfices des différents types d'immigration sans qu'il soit nécessaire d'accuser ceux qui veulent mener ce débat essentiel d'être des suppôts d'Adolphe Hitler. J'ai peut-être trop insisté sur les coûts en évoquant les question d'insécurité et de violence sociale. J'aborde bien volontiers les bénéfices : le premier porte incontestablement sur la natalité qui vient soutenir celle, bien défaillante, des européens de souche. Même si, à ma connaissance, on ne dispose pas de chiffres, la taille des fratries dans les familles issues de l'immigration est très supérieure à celle des familles autochtones. Cela a aussi des conséquences négatives car il est difficile à des familles souvent pauvres d'assurer correctement l'éducation d'un grand nombre d'enfants et encore plus difficile si la famille est monoparentale c'est à dire si la mère est seule à élever ses enfants, situation qui n'est pas infréquente. Par ailleurs, la diversité culturelle est une véritable richesse lorsqu'elle est vécue sur le mode du partage et non du repli sur soi et de la séparation : "United colors" pour paraphraser un slogan célèbre.

Or il me semble que ce qui caractérise très majoritairement l'Europe de l'après-deuxième guerre mondiale c'est l'acceptation de ce partage, c'est le pacifisme, le refus du racisme dont on a précisément vu où il menait et, à partir de la fin des années 50, le sentiment profond que la cause coloniale est indéfendable et que les peuples colonisés ont droit à leur indépendance et à leur liberté. Je n'écris pas cela par angélisme. Les peuples ont la fâcheuse habitude de ne devenir pacifiques qu'après s'être ruinés dans la guerre et les européens n'échappent pas à la règle. La description que donne d'eux Robert Kagan dans "La puissance et la faiblesse" (Plon, 2003) est très pertinente même si elle vise surtout à expliquer la manière dont les européens s'inscrivent désormais dans la vie internationale.

Mais, précisément, cette description me semble valide concernant la manière dont ils ont abordé les évolutions de leurs propres sociétés. En dehors de faibles minorités xénophobes et/ou racistes et qui, malgré une accumulation inquiétante de problèmes, le sont restées, la majorité des européens ont fait plutôt bon accueil à l'immigration, se sont mobilisés contre les violences y compris lorsqu'elles étaient policières, ont jugé légitime l'égalité des droits.
En revanche, tous ceux qui ont pu se protéger des conséquences négatives de l'immigration : violences y compris scolaires, insécurité, l'ont fait, accélérant la ghettoïsation de populations pauvres et peu éduquées. Mais peut-on faire le reproche à des parents d'avoir tenté de protéger leurs enfants de l'échec scolaire, du rackett et de la délinquance ? Il est frappant de constater que sur cette question de l'école, et donc de l'avenir de ses propres enfants, les parents font tout ce qu'ils peuvent pour protéger leur progéniture indépendamment de leurs engagements idéologiques.

Ce que les européens n'avaient pas mesuré, c'était la pauvreté et parfois la misère, la distance culturelle, la violence du déracinement, la tentation de la délinquance, le caractère criminogène des cités, le ghetto invisible des discriminations dans l'accès au logement et à l'emploi, les déchirement identitaires que provoquait l'immigration en particulier africaine qu'elle soit maghrébine ou sub-saharienne c'est à dire beur ou black. Ces problèmes sont réels et aucune politique, aussi intelligente et généreuse soit-elle, ne peut les faire disparaître, ils font corps avec la réalité. Il est possible de les atténuer mais cela suppose que le problème soit identifié, discuté, analysé. On s'y est largement refusé de peur d'alimenter le "racisme".

Cette situation s'est compliquée en France à partir de 1995 avec, pour la première fois à travers la figure emblématique de Khaled Kelkal, la naissance d'un lien entre délinquance et terrorisme. Je consacrerai un prochain texte à cette configuration qui s'est, depuis ces dix dernières années, durablement installée dans le paysage français et européen.

Paul Ink