dimanche, janvier 08, 2006

Slavery

La première manière d'avancer dans la compréhension d'un problème, c'est de construire une dichotomie. Certes, une dichotomie est toujours une caricature face à la complexité et à la subtilité du réel. Mais c'est assurément mieux que rien. Car sans même une dichotomie tout reste vague, obscure et semble s'échapper comme du sable que la main tente de retenir. Le destin des dichotomies est multiple : certaines qui furent très utiles deviennent parfaitement obsolètes, d'autres traversent les siècles, d'autres encore sont d'emblée de fausses bonnes divisions. Mais j'en viens au fait.

Pour certains, la période actuelle voit enfin surgir dans le débat public des questions jusque là restées taboues comme le colonialisme, le racisme, les discriminations, l'esclavage. Pour d'autres, nous vivons au contraire une période où celui qui tente d'échapper à la doxa, à la "pensée unique" se voit immédiatement cloué au pilori. La dichotomie, la voilà. Et je voudrais donner un exemple pour l'illustrer.

Au début des années soixante, le grand historien Fernand Braudel a écrit un manuel, ou ce qui aurait pu le devenir, à destination des classes de terminale. Son idée, qui ne fut pas retenue, était à peu près la suivante : la dernière classe du lycée devrait permettre aux élèves de découvrir les grandes civilisations et les liens amicaux ou conflictuels qu'elles ont entretenu. Ce texte, publié en poche chez Flammarion sous le titre "Grammaire des civilisations" comporte le passage suivant sur l'Islam classique :

"Il conduit, en fait, l'histoire globale de cette planète en soi (avant la découverte de l'Amérique) qu'est le vieux monde (Europe, Afrique, Asie). D'où tant de tâches écrasantes : gouvernement, commerce, guerre, surveillance militaire. Pour les mener à bien, l'Islam a dû partout accepter les hommes tels qu'il les trouvait, avec une tolérance que l'Occident, démographiquement riche pour sa part, n'aura guère connue. Par surcroît, il les aura recherchés, en dehors de ses frontières, partout, avec une insistance qui fait de l'Islam classique une civilisation esclavagiste par excellence." (93)

Une civilisation esclavagiste par excellence ! Bienheureux Fernand Braudel mort en 1985 ! Il est trop tard pour le vouer aux gémonies. A quels noms d'oiseau n'aurait-il eu pas droit s'il avait écrit ces lignes aujourd'hui ! Et pourquoi ? Parce que pour ceux qui voient comme une immense libération le fait de pouvoir "enfin" dénoncer l'esclavage et introduire l'enseignement de cette sinistre période de l'humanité, il n'est qu'un seul esclavagisme qui vaille, celui des Blancs et des Occidentaux : la traite tranatlantique. Le rôle actif des Noirs eux-mêmes dans cette traite et plus encore la centralité de l'esclavage en Islam (et dont de larges reliquats subsistent aujourd'hui encore en Mauritanie et au Soudan) ne comptent pas. En vérité, ce sont des sujets tabous. Seuls des "néo-réacs" peuvent s'y intéresser. Il s'agit d'écrire une histoire politiquement correcte y compris en oubliant que le mouvement anti-esclavagiste est né en Occident. De ce point de vue, la loi Taubira est un fidèle reflet de cette conception orwellienne de la vérité. L'Assemblée Nationale ferait bien de relire "1984".

Problème presque insoluble : tous les historiens ne sont pas morts. Olivier Pétré-Grenouilleau, auteur du remarquable "Les traites négrières, essai d'histoire globale" (Gallimard) est bien vivant. Et bien placé aussi pour savoir ce qu'il en coûte de sortir des sentiers battus de la pensée unique. Démonisé, traîné devant les tribunaux, régulièrement comparé à Bruno Gollnisch par ses farouches adversaires, il lui est reproché d'avoir refusé de passer sous silence la traite trans-saharienne et d'avoir, scandale des scandales, osé critiquer la loi Taubira.

Oui, la dichotomie existe bien entre ceux qui sont animés par la seule haine de l'Occident et des "Blancs" et pour qui la vérité n'est qu'un outil très malléable du combat politique et ceux qui se refusent à cette repoussante instrumentalisation. Ceux là se mobilisent pour le Darfour où des milices arabes massacrent et chassent de leurs terres des Noirs alors que les uns et les autres sont musulmans. Il s'agit bien d'une guerre ethnique, dernier avatar de l'oppression que les Arabes ont fait subir aux populations négro-africaines. Pour fêter l'évènement, l'Union Africaine a décidé de tenir son prochain sommet à Khartoum. Et rien ne dit que le président soudanais, le très démocratique Omar el Béchir, ne sera pas bientôt à la tête de l'UA. Voilà quelqu'un qui saurait apprendre à Pétré-Grenouilleau à penser correctement. Il faut vite le lui faire savoir.

Paul Ink le 8 janvier 2006

dimanche, janvier 01, 2006

Cassandre

S’il fallait définir d’un mot l’objet du dernier livre, dense et inspiré, de Thérèse Delpech (1), on pourrait dire qu’il s’agit d’une tentative presque désespérée de sortir les Européens de leur sommeil dogmatique et de leur volonté farouche d’oubli du XX° siècle et de ses horreurs. Il s'accompagne d'un refus têtu d’affronter les menaces nouvelles, en particulier en Asie qui, contrairement à l’Europe, n’a pas soldé les comptes de la deuxième guerre mondiale. Et ce désir, après tant de guerres sur le continent européen, de « provincialisme » qui parvienne à les tenir, comme par miracle, à l’abri du bruit et de la fureur du monde, elle le dénonce comme une funeste illusion.

En un certain sens, « L’ensauvagement » est le développement d’une phrase de « Politique du chaos », son livre précédent (2), et dans lequel elle écrivait ceci : « L’apologie du meurtre au siècle dernier pèse encore sur les esprits plus que nous ne sommes prêts à le reconnaître. » (15). Citant Carl Jung,, elle insiste sur le fait qu’en Russie et plus encore en Chine, rien n’a été tenté pour qu’advienne un travail de vérité et de deuil devant les massacres et les horreurs tandis que nous assistons, passifs, au goulag nord-coréen. « Il aurait suffi – écrit-elle – de lire quelques lignes de Varlam Chalamov ou d’Andrei Siniavski pour comprendre qu’on ne s’en tirerait pas à si bon compte , le siècle passé étant allé trop loin dans la souffrance humaine et dans la destruction de l’humanité ; » (20).

Mais Thèrèse Delpech ne s’intéresse pas qu’au passé. Si le titre n’était déjà pris, son livre aurait pu s’intituler « Between past and future » (3). Et son admiration va pour Tocqueville, Valéry ou Orwell qui ont vu venir avec une lucidité souvent bien solitaire les drames et les guerres. Elle consacre un long chapitre à l’année 1905 qui était déjà lourde, pour peu qu’on sache en lire les signes, de menaces redoutables. Elle tente de faire entendre aux Européens les menaces d’aujourd’hui. Et elle n’hésite pas à comparer notre époque à celle qui précéda la Grande Guerre ou aux années 30.

De même que nous, les Européens, avons impliqué par deux fois le monde dans la guerre, nous aurions tort de penser que les enjeux qui se dessinent dans la lointaine Asie ne nous concernent pas : « Nous avons entraîné le monde dans nos guerres. Il nous entraînera dans les siennes. » (15). Et de fustiger les « lâches avertissements » (45) adressés à Taïwan plutôt qu’à la Chine quand, dans cette région, « est la question stratégique la plus dangereuse. C’est même probablement la plus périlleuse de la planète ».

Il existe en effet un accord de défense entre Taïwan et les Etats-Unis, ce qui signifie qu’il est impensable que les Américains laissent, sans sourciller, leur allié se faire envahir par une Chine chaque jour plus puissante et plus menaçante. La sagesse et l’intérêt bien compris des Européens serait donc de ne pas mettre d’huile sur le feu face à une Chine qui rêve de venger les humiliations du XIX° siècle. Et de fustiger l’attitude irresponsable d’un Gerhardt Schröder, « Monsieur Auto » comme on l’appelle là-bas, qui en 2004 déclare à Pékin que la Chine pouvait faire ce qu’elle voulait de Taipei.(83). « L’incompréhension de ces problèmes en Europe est totale » assène Thérèse Delpech.

Elle n’est pas non plus tendre avec la diplomatie française faisant remarquer : « Quand on parle de multipolarité au XXI° siècle, on oublie donc l’expérience européenne où l’équilibre des puissances n’a cessé d’échouer pour basculer dans la guerre. » (229)

Ces quelques lignes donnent un pâle idée d’un livre ambitieux et profond, l’un de ces ouvrages dont on a l’étrange certitude qu’il fera date et ne sera pas, sitôt publié, balayé par le tourbillon du quotidien. Certains reprocheront à Thérèse Delpech son ton volontiers péremptoire. Ils lui feront, sans peut-être le savoir, le plus beau des compliments. Car ce reproche était déjà fait, en son temps, à une femme avec qui, par l’étendue de son savoir et l’exigence de sa pensée, elle a de mystérieuses affinités, Hannah Arendt.

Paul Ink le 1° janvier 2006

(1) Thérèse Delpech, L'ensauvagement, le retour de la barbarie au XXI° siècle, 2005, Grasset
(2) Thérèse Delpech, Politique du chaos, l'autre face de la mondialisation, Seuil, 2002
(3) Hannah Arendt, traduction française « La crise de la culture » , Gallimard 1972, réédition folio essais

Un héros de notre temps

Un collègue de travail et ami m'a fait découvrir un admirable écrivain russe, Michel Lermontov (1814-1841) mort à 27 ans dans un duel, 3 ans donc après Pouchkine qui avait eu l'outrecuidance de vivre jusqu'à... 38 ans, âge canonique pour les écrivains de cette génération . Lermontov avait commencé un roman qui aurait pu être "Le Rouge et le Noir" de son époque et de son pays, "La princesse Ligovskoï" mais il en interrompit la rédaction après son exil dans le Caucase suite à un poème violemment anti-autocratique écrit après la mort de Pouchkine et qui fit le tour des salons de Petersbourg et de Moscou. Cela nous valut le roman "caucasien" qui le rendit à jamais célèbre et qui porte ce si beau titre : "Un héros de notre temps".

Si un grand peuple se définit d'abord par sa grande littérature, alors assurément le peuple russe est un peuple immense. Mais il est troublant de constater combien le despotisme, et ce jusqu"à aujourd'hui, a été le seul mode de gouvernement de ce pays. Certes l'autocratie tsariste est une douce galéjade comparé à la terreur bolchevick. Mais comment ne pas voir la continuité qui règne en maitresse dans l'arbitraire qui s'abat sur les intellectuels et les écrivains. Tel déplait, il est exilé dans le Caucase ou en Sibérie et la vie suit son cours.

Par une sorte de mystère effrayant c'est ce pays, qui n'avait pas la moindre tradition démocratique et qui fut le dernier en Europe à abolir le servage que l'histoire choisit, cruellement, pour une "expérience socialiste" jonchée de cadavres. Rien ne fut simple en Europe dans l'accès à la modernité sauf en Angleterre peut-être. Que l'on songe à la Révolution française (qu'il faut peut-être prendre "comme un bloc", comme disait Clémenceau, c'est à dire y compris avec les ignobles massacres de septembre) et à la suite des coups d'Etats, tout cela pour aboutir à "L'étrange défaite"( Marc Bloch) de 1940, que l'on songe à la réunification italienne qui aboutit après la marche sur Rome au fascisme ou bien encore à l'effondrement de la République de Weimar en 1933. En Espagne, il faudra attendre la mort de Franco en 1975 pour que le pays devienne une démocratie politique.

Contrairement à un illusion rétrospective, l'Europe s'est lentement et difficilement, frayé un chemin vers la modernité et la démocratie. Mais par une de ces "ruses" dont elle est coutumière, l'histoire n'a pas laissé longtemps l'Europe jouir de ces bienfaits. Bientôt s'abattent sur elle l'insécurité, l'immigration incontrôlée, l'islamisme, le terrorisme contre lesquels elle n'est pas de force à lutter. La démocratie européenne risque de n'être qu'une illusion de courte durée tandis que ce cap avancé du continent asiatique se retire de la scène de l'histoire sur la pointe des pieds. Où serait et que ferait aujourd'hui un héros de notre temps ?

Bonne et heureuse année 2006 à mes nombreux lecteurs

Paul Ink Le 1° janvier 2006