Huntington, conservateur courageux
Le dernier ouvrage de Samuel Huntington, « Qui sommes-nous ? » (Odile Jacob, 2004), a suscité de violentes polémiques. L’auteur a été traité de raciste parce qu’il critique le cours qu’a pris l’immigration latino, principalement mexicaine, aux Etats-Unis. L’accusation témoigne surtout d’une perte de sang-froid face à un ouvrage gonflé de faits, de chiffres, d’analyses et parfois même de slogans ; « Il n’existe pas de rêve américano. Il n’y a qu’un rêve américain, créé par une société anglo-protestante.». La tentative de Huntington est en réalité courageuse et nécessaire. Elle consiste à traiter sérieusement de la question qui va désormais obséder les sociétés occidentales : celle de l’immigration massive de populations pauvres issues de cultures et de religions différentes. Cette immigration modifie profondément et risque même de disloquer les identités nationales.
On peut donc considérer qu’avec son précédent ouvrage, « Le choc des civilisations », « Qui sommes-nous ? » forme un diptyque. Le premier porte sur les dangers qui menacent les pays occidentaux dans la vie internationale, le second dans leur vie nationale. Et il est fort possible que le deuxième ouvrage, qui est à sa manière une histoire des Etats-Unis, vieillisse aussi bien que le premier.
Qui sommes-nous ou plutôt qui sont-ils les Américains ? Un peuple d’immigrants répond-on habituellement. Avec d’autres, Huntington s’inscrit en faux : les Américains sont un peuple de colons qui ont quitté une société existante pour en fonder une autre, une « cité sur la colline » dans un pays lointain. Or ce sont les colons qui orientent de manière décisive les valeurs de la société. « L’Amérique serait-elle le pays qu’elle est aujourd’hui si, au XVII° et XVIII° siècles, elle avait été colonisée non par des protestants britanniques, mais par des catholiques français, espagnols ou portugais ? La réponse est non. L’Amérique ne serait pas l’Amérique, elle serait le Québec, le Mexique ou le Brésil. »
Le plus grand succès de l’Amérique WASP (White Anglo-Saxon Protestant) a été sa capacité à, intégrer des dizaines de millions d’immigrants d’abord européens puis venus du monde entier. Cela a permis à l’Amérique d’être une puissance majeure sur la scène mondiale « grâce à des millions de gens scrupuleux, dynamiques, ambitieux et talentueux, devenus massivement dévoués à la culture anglo-protestante et aux valeurs du Credo américain. »
Or, constate avec inquiétude Huntington, c’est ce modèle qui est en crise avec la montée en puissance, depuis le milieu des années 60, des identités infra-nationales : ethniques, culturelles, raciales, sexuelles, régionales…L’idéologie multiculturaliste et déconstructionniste leur assure, au moins dans les élites, une forte légitimité. L’explosion des appartenances bi-nationales en est un symptôme fort qui permet à leurs heureux bénéficiaires d’avoir le beurre et l’argent du beurre : ils « cumulent les chances, la richesse et la liberté que leur offre l’Amérique et la culture, les liens familiaux et les réseaux sociaux de leur pays natal. » Mais au final, cette victoire du multiculturalisme s’accompagne de la dissolution pure et simple de l’identité américaine c'est-à-dire aussi de sa capacité à intégrer les immigrants pour en faire des Américains.
De ce point de vue l’immigration mexicaine présente, d’après Huntington, des caractéristiques inquiétantes : elle est massive et très souvent irrégulière ; elle se caractérise par un regroupement dans des Etats qui appartenaient au Mexique avant les guerres des années 1830 et 40 donnant à cette installation un air de reconquista ; enfin, sans souci de devenir Américains, beaucoup de Mexicains vivent entre eux et ne parlent que l’espagnol. Cette situation crée une menace potentiellement grave pour l’intégrité culturelle voire politique des Etats-Unis.
Le livre comporte de passionnants développements sur la véritable « croisade sociale » mise en place dans les années 20 pour favoriser l’intégration à commencer par l’apprentissage de la langue anglaise : « ceux qui travaillaient dans des foyers d’immigrants, les éducateurs, les réformateurs, les hommes d’affaires et les dirigeants politiques, notamment Théodore Roosevelt et Woodrow Wilson, ont tous encouragé ou activement participé à cette croisade. » Il évoque aussi des questions désormais débattues en France comme la discrimination positive dont Huntington pense qu’elle doit demeurer limitée dans le temps. Or les deux principaux défis que les sociétés européennes ont à relever, dans un environnement alourdi par le terrorisme islamiste, sont cruciaux : intégration de vastes minorités et maîtrise des flux migratoires. Les Etats-Unis ont une immense expérience dans ce domaine. Il ne s’agit pas de les copier. Mais il faut espérer que la majorité des européens ont cessé de voir l’Amérique comme un pays raciste où la situation des Noirs n’aurait pas changé depuis les années 60 et vont comprendre que l’expérience américaine peut constituer une source essentielle d’inspiration pour affronter les enjeux actuels. On attend le Huntington européen qui saurait, avec le même courage, nous aider à savoir qui nous sommes.
Paul Ink le 28 mars 2005