La question du pacifisme (Slcdse 4)
Ce qui mérite examen peut être formulé ainsi : comment expliquer que les européens aient réagi si mollement à la réapparition de la violence sociale et à l'explosion de la délinquance, aux pressions migratoires, à l'apparition du terrorisme islamiste ? Tenter de répondre à cette question suppose un détour par l'histoire du XX° siècle.
Dans le livre qu'il a consacré à "La Grande Guerre" (PUF,2004), Jean-Jacques Becker écrit dés l'introduction : "Pourquoi cette fureur de peuples aux civilisations très proches, à se déchirer, à se détruire ?" C'est en effet un immense mystère surtout si l'on songe que l'Europe qui dominait le monde en 1914 sort définitivement détruite et ruinée de ces quatre années, que la Révolution russe est largement une conséquence de la guerre et qu'avec Octobre commence cette "guerre civile européenne" (1917-45) dont Ernst Nolte a écrit l'histoire (Edition des Syrtes, 2000 avec une préface de Stéphane Courtois).
Ce mystère est pourtant moins épais si l'on tente de mettre de côté l'illusion rétrospective. L'histoire de l'Europe se confondait alors avec l'histoire du monde et le monde, le nôtre, n'est-il pas toujours violent et dangereux, habité par des conflits et par des haines ? La vieille passion destructrice tapie au coeur des sociétés humaines trouve à s'épancher en Europe et entre Européens puisque le reste du monde ne compte pas. Alors oui, "Nach Paris !" "A Berlin !" pour détruire l'ennemi héréditaire. En août 14 on va joyeusement à la guerre. Et on sait qu'elle sera courte. La guerre a pourtant subi avec la Révolution française et les guerres napoléoniennes une profonde mutation. La levée en masse unie aux passions patriotiques a définitivement clos l'époque des guerres d'ancien régime. Avec la première guerre mondiale c'est la capacité industrielle mise au service de la plus totale destruction qui vient s'y ajouter. L'un des plus grands livres du XX° siècle, et des plus effrayants, "Orages d'acier" de Ernst Jünger, raconte sur un mode héroïque cette immense mutation d'où naîtra la "fronterlebnis", l'expérience du front, intransmissible, indicible.
L'Europe de l'après-guerre est agitée de soubresauts partout et d'abord en Italie : la marche sur Rome n'a lieu que quatre ans après la fin de la guerre. En Allemagne, tandis que les corps francs luttent contre les bolchéviks sur les marches de l'Est, Ernst von Salomon et ses amis préparent l'assassinat du seul homme d'Etat qui pouvait peut-être sauver la République de Weimar, Walther Rathenau et c'est aussi en 1922 (voir "Les réprouvés"). Dés l'année suivante, c'est le putsch de Munich. De nombreux esprits sont prêts en Europe à embrasser les doctrines les plus extrêmes et les plus fanatiques. Peut-être ces doctrines n'auraient-elles pas triomphé en Allemagne sans la crise de 29. Mais à partir de l'accession d'Hitler à la chancellerie, les esprits les plus lucides savent que l'on va à la guerre. C'est ce que sait par exemple Raymond Aron (voir Nicolas Baverez, Raymond Aron, Champs Flammarion, 1993, p. 102). Personne en revanche n'imagine qu'à l'occasion de cette guerre, le plus grand des crimes, et qui reste en son fond un épais mystère, sera commis au coeur de l'Europe par le régime nazi. On vient de célébrer à quelques jours d'intervalle les soixante ans de la libération du camp d'Auschwitz et ceux des bombardements de Dresde. En 1945, l'Europe est détruite et bientôt traversée par le rideau de fer pour près de cinquante ans.
Il se passe alors un de ces miracles dont l'histoire a parfois le secret. La vie reprend ses droits, l'Europe de l'ouest, avec l'aide des Etats-Unis, se relève. Et les enfants du baby-boom repeuplent le continent meurtri. Des hommes politiques souvent issus de la démocratie chrétienne, Konrad Adenauer, Alcide de Gasperi, Robert Schuman entreprennent de construire une Europe pacifique et prospère (voir Eugen Weber, Une histoire de l'Europe, Fayard, 1987, p. 761) et y réussissent. Malgré des drames (la partition de l'Inde, la guerre d'Indochine, la guerre d'Algérie) la décolonisation devient un phénomène irréversible et irrésistible : l'une des dernières dictatures d'Europe tombera pour s'accrocher en vain à son empire (révolution des oeillets au Portugal, 1974).
Après trente ans de destructions et de massacres (1914-1945), l'Europe se découvre tout à la fois pacifiste et coupable et ce double sentiment va dominer désormais son rapport au monde. Mais elle découvre aussi, pour la première fois dans l'histoire, le désenchantement du monde. La déchristianisation des pays européens se produit à une vitesse incroyable et n'épargne pas, même si elle les touches un peu plus tardivement qu'au nord du continent, les pays de très ancienne tradition catholique. Mai 68 peut aussi être interprété comme une tentative de répondre à la disparition des arrière-mondes : jouir sans entraves. Une puissante conjonction qui lie cette déchristianisation avec le travail des femmes, l'apparition de la pilule et le désir farouche de profiter de la vie sans s'encombrer d'une trop nombreuse marmaille va faire plonger la démographie européenne. Tandis que l'Europe, toute à la construction d'une zone de prospérité et de paix oublie le bruit et la fureur du monde, son recul sur la scène de ce monde est interprété, et d'abord par les anciens peuples dominés, comme une preuve de faiblesse. C'est à cette question que sera consacré un prochain texte.
Paul Ink le 19 février 2005
2 Comments:
J'attends la suite de ta "weltangshaung".Les prémisses sont posés...Le désenchantement du monde voilà pour moi un grand théme à mi-chemin de la psychanalyse et du destin collectif.
Autre chose,le film de Guédiguian est trés intéressant.Pas tant sur Mitterand politicien que sur un homme face à son destin justement,face à la mort.Mitterand étant une "certaine idée de la France"littéraire,cynique ,de droite,de Péguy,à Chardonne.La France c'est un état d'esprit comme le dit Patrick Besson.Mitterand c'était l'incarnation de cet état d'esprit.Et il le savait.
Merci Philippe pour tes commentaires. je vais tenter de continuer à développer ma "vision du monde". Quant au Guédiguian, j'irai le voir sur ton conseil bien que je n'aime pas Mitterrand...
Amitié.
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