samedi, décembre 11, 2004

Liberté pour l'Ukraine

Liberté pour l’Ukraine

A Kiev, où j’étais encore fin novembre pour des raisons de travail, j’ai vu des dizaines de milliers de personnes dans la rue, dans les immeubles et même dans les réunions de travail arborant sous toutes sortes de formes la couleur orange, symbole du soutien au candidat d’opposition Viktor Iouchtchenko. Lors d’une de ces réunions, un minuscule carré orange était collé au stylo qui se trouvait avec un bloc de papier à la place de chacun des participants…

Ce mouvement est populaire dans le meilleur sens du terme. Il regroupe des hommes et des femmes, des jeunes et des vieux, des riches et des pauvres. C’est tout un peuple qui se bat pour un principe simple : des élections non truquées, un homme une voix. Cela s’appelle la démocratie. Ce puissant désir de liberté, à trois heures d’avion de Paris, comme on le disait déjà de Sarajevo, ne doit pas finir en tragédie. Il y a quelque chose de véritablement exaltant dans ce mouvement qui est resté pacifique et digne. Et de profondément légitime.

Jeudi matin dernier, en allant à une réunion de travail, j’ai croisé des partisans de Ianoukovitch, le candidat pro-russe déclaré gagnant par la Commission électorale. Le contraste était frappant : il n’y avait que des hommes entre 20 et 50 ans, habillés de sombre, avec des visages durs et fermés et suffisamment organisés pour avoir de grands cartons remplis de nourriture. Ils avaient dû arriver de l’est du pays par trains ou cars entiers pour manifester leur soutien au candidat que Poutine a félicité pour une victoire acquise de manière « transparente » ! Ce sont de vieilles méthodes « soviétiques » : on fait venir les « mineurs » et les « travailleurs » pour casser le mouvement démocratique

Peut-être ces vieilles méthodes de manipulation et d’intimidation ont-elles fait leur temps. L’avenir le dira. Mais s’il faut redouter la brutalité russe, il faut aussi éviter son humiliation. La Russie peut-elle renoncer à la Crimée et plus largement à un pays qui a été sous influence russe depuis trois cents ans, un pays plus grand que la France (600 000 km2) et peuplé de 50 millions d’habitants ? Vu du côté russe, l’évolution de l’Europe de ces quinze dernières années ressemble à une lente agonie et l’on comprend que la propagande mensongère qui s’est déversée sur l’est du pays accusant Iouchtchenko et ses partisans d’être des fascistes soutenus par l’Amérique et l’Europe soit accueillie favorablement par les russophones et les russophiles.

Tandis que les voitures klaxonnaient partout dans la ville décorée d’orange, je songeais à la réponse de Claude Cheysson, alors ministre des relations extérieures de François Mitterrand, après le coup d’état du général Jaruzelski le 13 décembre 1981 : « Evidemment, nous ne ferons rien. ». Sa franchise peu diplomatique avait choqué et suscité à l’époque un flot de réactions indignées. Aujourd’hui, la France et la « vieille Europe » ne doivent pas adopter la même attitude alors que l’Ukraine traverse une crise qui pourrait se terminer par un bain de sang.

Le désir de liberté qui souffle sur le pays et le caractère inacceptable que représenterait pour la Pologne en particulier le recours à la force par les Russes vont peser sur la suite des évènements. On ne peut malheureusement exclure que la situation ukrainienne oppose la « vieille » et la « nouvelle » Europe au sein des 25 mais, plus grave encore, provoque un conflit au cœur de l’Europe centrale alors que les feux mal éteints de la guerre dans les Balkans rappellent l’impuissance qu’avaient manifesté les Européens. La guerre au cœur de l’Europe peut revenir, on ne saurait l’oublier.

Les Américains, ce conflit risque de l’illustrer, sont las de se mêler des affaires européennes. Ils ne voient certainement pas d’un bon œil Vladimir Poutine régler à sa manière le conflit de légitimité qui menace l’intégrité même de l’Ukraine mais ils ont besoin de l’allié russe dans leur guerre contre le terrorisme.

La partition du pays entre un ouest qui a massivement voté pour Viktor Iouchtchenko et un est qui soutient Viktor Ianoukovich, le protégé des Russes, est, d’après Samuel Huntington, une « frontière civilisationnelle entre l’Occident et l’orthodoxie» qui « passe en plein cœur de l’Ukraine et ce depuis des siècles. » La carte de l’élection présidentielle de 1994 entre Léonid Kravtchouk et Léonid Koutchma (au pouvoir ces dix dernières années) montrait déjà l’extrême polarisation des voix entre l’ouest et l’est du pays. Durant ces dix années le fossé s’est creusé entre russophones orthodoxes qui n’envisagent pas leur destin hors de la Russie et uniates pro-occidentaux qui rêvent de rejoindre la modernité et l’Europe. Si l’histoire était bien faite un divorce à l’amiable serait la meilleure des solutions. Il faudra en effet une force de conviction peu commune aux partisans de Iouchtchenko pour convaincre la Crimée de rester dans cette Ukraine démocratique et tournée vers l’Occident qui pourrait émerger d’un nouveau scrutin.

L’Europe ne cherche pas ses frontières mais l’histoire se charge de les lui rappeler. Elle était confrontée à la définition de ses rapports avec le monde musulman et le sera encore longtemps. Voilà que s’y ajoute une autre frontière, celle qui la sépare du monde orthodoxe russe. Les Ukrainiens veulent croire que l’Europe est assez puissante, généreuse et surtout lucide pour se préoccuper de leur sort. C’est une partie considérable qui se joue aujourd’hui en Ukraine et l’avenir du continent européen en dépend. Si la violence devait prévaloir, la Russie serait pour longtemps encore vouée au despotisme et ses voisins les plus immédiats sous sa botte. Une victoire de Iouchtchenko signifierait au contraire qu’en Biélorussie et en Russie même, il viendra un jour où les règles de droit et les élections non truquées devront prévaloir et ce serait une grande victoire pour tout le continent tant il est vrai que les démocraties ne se font pas la guerre.


Paul Ink